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Taxation de l’économie numérique : les réserves du Comité économique et social européen

Tech&droit - Données
24/07/2018
Le 12 juillet dernier, le Comité économique et social européen (CESE) a rendu public un avis sur l’imposition des bénéfices des multinationales dans l’économie numérique. Au coeur de son analyse, la proposition de directive de la Commission européenne établissant les règles d’imposition des sociétés ayant une présence numérique significative et celle sur le système commun de taxe sur les services numériques applicables aux produits tirés de la fourniture de certains services numériques, présentées au printemps dernier. Si, sur le principe, le CESE se félicite de cette initiative, il émet cependant d’importantes réserves. Revue de détail.

La Commission européenne entend, à travers le paquet de mesures révélé fin mars (Commission européenne, 21 mars 2018, COM(2018) 147 finals 2018/0072 CNS ; Commission européenne, 21 mars 2018, COM(2018) 147 finals 2018/0072 CNS, annexes ; Commission européenne, 21 mars 2018, COM(2018) 148 finals 2018/0073 CNS ; v. notamment sur ces directives, Fiscalité du numérique : un enjeu à 5 milliards, Actualités du droit, 23 mars 2018), mieux appréhender les nouveaux business model des entreprises de la tech, fondés sur la génération de bénéfices à partir de services numériques délivrés dans un pays dans lequel l’entreprise n’est pas physiquement présente.

Cela doit passer, pour la Commission, par une meilleure identification du rôle des utilisateurs dans la création de valeur et une nouvelle approche en terme de fiscalité. L’objectif : réduire l’asymétrie entre le lieu où la valeur est créée et le lieu où les impôts sont réglés.

De l'opportunité d’une meilleure régulation de l’économie numérique

« Le CESE se félicite du fait que la Commission prenne des initiatives dans le domaine de la taxation de l’économie du numérique, ce qui donne un nouvel élan aux discussions internationales à ce sujet en fournissant un exemple clair de la façon dont les principes en vigueur en matière de fiscalité pourraient être revus ». En ligne de mire : la planification fiscale agressive de certaines sociétés et le comportement de certains États membres, plus ou moins transparents dès lors qu’il s’agit de garantir l’égalité de traitement des entreprises et de favoriser la compétitivité européenne.

L’objectif est bien de mettre en place des règles qui permettent de garantir des conditions favorables dans le domaine de la fiscalité des entreprises du numérique. Le CESE partage donc le constat de la Commission sur la nécessité d’une mise à jour des référentiels de taxation : « L’économie numérisée transcende les frontières et il est de plus en plus nécessaire d’actualiser le cadre fiscal pour rester en phase avec les modèles économiques numériques ».

Les points d’achoppement
Passé ce constat commun, le rapport du CESE met en avant un certain nombre de risques engendrés par ces propositions, évoque des regrets et souligne des divergences d’analyse. Le CESE craint notamment un/une :
  • manque d’équité : « une telle réorientation de la fiscalité (pourrait bénéficier) aux économies plus importantes qui comptent de nombreux consommateurs, au détriment des plus petites économies exportatrices » ;
  • mauvaise coordination « avec les modifications apportées actuellement aux codes des impôts en raison de la mise en œuvre en cours des règles en matière de base d’imposition et de transfert de bénéfices (BEPS) », au regard, en particulier des changements introduits dans le Code des impôts américains (Tax Cuts and Jobs Act, 22 déc. 2017) ;
  • accroissement des doubles impositions : « L’introduction d’une taxe sur le chiffre d’affaires des services numériques qui ne serait pas déduite des impôts sur le revenu dans d’autres pays aggraverait encore la double imposition, ce qui ajouterait un obstacle supplémentaire au fonctionnement du marché unique » ; pour le CESE, il faut privilégier l’approche de l’OCDE pour élaborer une définition des établissements stables, à savoir « un processus dynamique dans le cadre duquel les changements apportés ont en principe emporté l’adhésion au niveau mondial » ; pour cette instance, « en s’écartant de cette procédure, en proposant une définition unilatérale, l’on ne fait qu’accroître la complexité du système fiscal international et le degré d’incertitude pour les investisseurs ».
Le CESE regrette, par ailleurs ;
  • l’absence de limitation dans le temps de la mesure provisoire de taxation ; une restriction temporelle qui serait pourtant de nature à garantir un retrait effectif de ces mesures, dès que la solution de long terme sera arbitrée ;
  • le fait que l’étude d’impact ne soit pas assez poussée : « Il estime que l’analyse d’impact réalisée n’est pas assez complète. La Commission n’a pas analysé l’effet que la mesure provisoire aura sur les investissements, les jeunes entreprises, l’emploi et la croissance. Son analyse ne montre pas non plus quelle sera l’incidence des propositions sur les petites et moyennes entreprises ».
Côté divergences, le CESE exprime son désaccord avec les propositions de la Commission sur les points suivants :
  • montant du plafond à partir duquel le nouveau régime serait applicable : le chiffre de 7 millions d’euros doit, pour le CESE, être relevé ;
  • assiette de taxation : ce ne seraient plus les bénéfices qui seraient taxés, mais le chiffre d’affaires : « imposer les bénéfices à l’endroit où ont lieu les ventes plutôt que là où la valeur est créée constitue un changement fondamental par rapport aux principes actuels d’imposition » ; et le CESE « craint qu’une telle réorientation de la fiscalité ne bénéficie aux économies plus importantes qui comptent de nombreux consommateurs, au détriment des plus petites économies exportatrices » ;
  • montant de la taxe : actuellement fixée à 3 % par la proposition de directive, le CESE serait plutôt d’avis de fixer un montant évolutif en fonction du type d’entreprise : « Le taux fixe de 3 %, l’un des éléments fixés par la Commission européenne, ne peut être considéré qu’à titre indicatif, et une évaluation s’impose en la matière (…) une certaine flexibilité pourrait être envisagée pour tenir compte de la capacité contributive de chaque entreprise » ;
  • présence digitale : en jeu, la notion de présence numérique significative qui vise à établir un lien imposable, complément à la notion existante d’établissement stable ; concrètement, la proposition de directive de la Commission pose trois critères alternatifs pour définir la présence numérique significative dans un État (les produits tirés de la fourniture de services numériques à des utilisateurs dans une juridiction excèdent 7 millions d’euros au cours d'une période d’imposition, le nombre d’utilisateurs d'un service numérique dans un État membre dépasse 100 000 utilisateurs au cours d'une période d’imposition ou le nombre de contrats commerciaux portant sur des services numériques est supérieur à 3 000) ; le CESE est précisément préoccupé par le critère reposant sur le nombre d’utilisateurs de services numériques : « Le nombre de clics sur un site web peut facilement être manipulé et les sociétés risquent de perdre le contrôle pour ce qui est de la juridiction dont leur activité relève ».
Une nouvelle voix dans le choeur des dissonances
Par cet avis, le CESE fait donc entendre une nouvelle voix dissonante en Europe. Ce projet de la Commission européenne, porté à bout de bras par la France, est décidément compliqué à défendre, et ce, aussi bien au sein de l’Union européenne (un certain nombre de pays s’y opposent, parmi lesquels les pays nordiques, mais aussi les pays à la fiscalité attractive, comme le Luxembourg, l'Irlande et Malte), qu’à l’extérieur (la guerre commerciale avec les États-Unis et l’amende infligée par la commissaire Margrethe Vestager à Google ne créent pas un terreau favorable).
 
Car même si les porteurs de ce projet se défendent de vouloir créer une taxe anti-GAFA, pour Hubert Fuchs, représentant du Conseil européen au G20, l’ « un des grands défis est que la fiscalité de l'économie numérique est avant tout une imposition des entreprises américaines - car elles sont les acteurs clés du monde - les États-Unis estimant alors qu'il s'agit une attaque contre leur économie numérique » (Libération, 22 juill. 2018, Le bras de fer commercial perdure, alerte du G20 pour la croissance). Cette réflexion autour de la fiscalité du numérique était, en effet, inscrite à l’ordre du jour du G20 Finances des 21 et 22 juillet derniers, qui a donné l’occasion pour Bruno Le Maire de rappeler l’ambition forte de la France sur ce sujet : « Il faut trouver à l’échelle européenne un accord sur des premières mesures concrètes de taxation du secteur numérique avant la fin de l’année. Il est également important de poursuivre les discussions au niveau international pour se mettre d’accord sur un cadre de long terme efficace et juste ».
 
Un calendrier européen assez court, qui risque d’être difficile à tenir aux vues des tensions et divergences, surtout si l’Élysée maintient son objectif initial d’une proposition législative avant les élections européennes de mai 2019. Quant à la convergence internationale, elle promet d’être assez longue à atteindre, comme en atteste le communiqué final du G20 du 22 juillet, qui prévoit un simple engagement à continuer les négociations : « We remain committed to work together to seek a consensus-based solution to address the impacts of the digitalisation of the economy on the international tax system by 2020, with an update in 2019 »…
 
Source : Actualités du droit